Jeunes aidants naturels

Aider dans l’ombre

Chrystel fréquente l’école primaire. Elle adore se maquiller et danser. Elle craque pour le dernier album de Taylor Swift, qu’elle chante en boucle. Dès qu’elle met les pieds à la maison, sa vie d’enfant est néanmoins en suspens.

Du haut de ses 10 ans, elle aide sa mère, séparée, à concocter les repas, à nettoyer la maison et à s’occuper de son frère autiste et de sa sœur atteinte du syndrome d’Asperger. « Je les surveille, je les amuse. Je m’assure qu’ils ne se disputent pas. » C’est parfois lourd, reconnaît la jeune fille, qui prend une journée à la fois. En chantant.

Chrystel est une (très) jeune aidante. Comme elle, plusieurs assument ce rôle avant même d’avoir atteint l’âge adulte. Invisibles à l’œil des enseignants, des intervenants et parfois même de leur propre famille, ils agissent dans l’ombre. Impossible donc de chiffrer leur nombre avec exactitude au pays. On estime néanmoins qu’un adolescent sur huit (12 %) est un aidant, selon une récente étude menée par l’Université de la Colombie-Britannique. Chez les 15 à 29 ans, 1 Québécois sur 5 a fourni des soins à un proche en 2012, selon un rapport de Statistique Canada publié en septembre dernier.

« Un jeune aidant assume, sur une base régulière, des tâches de soins significatives auprès d’un parent ou d’un autre membre de la famille ayant une maladie chronique physique ou mentale, une déficience ou une dépendance. Ces tâches concernent les soins personnels, les tâches domestiques ou le soutien auprès de l’aidant principal et ne correspondent pas à leur développement », explique Benjamin Weiss, doctorant et agent de recherche à l’École de travail social de l’Université de Montréal. 

Il est un des rares chercheurs canadiens à s’intéresser à cette population. On parle tantôt de jeunes de 18 ans et moins, tantôt des 25 ans et moins. Sous le poids des responsabilités, les aidants tardent habituellement à quitter le nid familial.

PAS DE RESSOURCES CIBLÉES

Alors que le phénomène des jeunes aidants est bien documenté depuis une vingtaine d’années en Australie et en Nouvelle-Zélande – et même officialisé dans une charte des droits en Angleterre –, le concept est inexistant dans le discours public au Québec. Tant au ministère de la Famille et au ministère de la Santé et des Services sociaux que dans les centres de réadaptation et les nombreux organismes pour proches aidants, le terme « jeune aidant » est méconnu. Leur réalité demeure une notion vaporeuse, abstraite. « Les programmes sont faits en fonction de l’âge de la personne aidée, non pas de l’âge de l’aidant », résume Marie-Claude Lacasse, responsable des relations de presse au ministère de la Santé.

Peu importe leur âge, les aidants en ont gros sur les bras. « On investit dans les soins de maintien à domicile, mais les heures disponibles sont à la baisse, probablement en raison d’une demande accrue. On renvoie le problème aux familles qui se retrouvent coincées », indique Nancy Gurberman, professeure associée à l’École de travail social de l’UQAM. Les jeunes aidants en paient eux aussi le prix. « Ils n’ont même pas droit aux mesures d’aide financière. »

Le gouvernement a décidé de prioriser les aidants d’aînés. En 2009, il a créé par loi l’Appui national, auquel il verse 150 millions sur 10 ans. « Les jeunes ne sont pas notre clientèle cible, reconnaît d’entrée de jeu Michelle Courchesne, présidente de l’Appui. Nos actions sont orientées vers des projets destinés aux proches aidants d’aînés. Leurs besoins sont les plus criants. »

Au Québec, aucune ressource communautaire n’est destinée aux jeunes aidants. Dans le reste du Canada, on fait à peine mieux. À travers le pays, une poignée d’organismes ont cette mission : le Powerhouse Project (2003) dans la région de Niagara, le Young Carers Program de Toronto (2011) et le Cowichan Young Carers Program (2010) dans l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique.

DES EFFETS NÉFASTES

Plus ils sont jeunes et plus les tâches sont lourdes, plus les aidants sont vulnérables au stress, à l’anxiété, aux problèmes de comportement, à une faible estime personnelle, à l’épuisement et à la dépression. Selon des chercheurs australiens, ils sont aussi plus à risque que leurs pairs de vivre de l’isolement social et de rencontrer des obstacles dans leur cheminement scolaire et professionnel. En Australie, à peine 4 % des proches aidants de 15 à 25 ans fréquentent l’école, contrairement à 23 % des jeunes du même âge qui n’ont pas cette responsabilité.

« L’impact varie selon la nature de la maladie, mais il est très subjectif et difficile à mesurer. Une même situation sera vécue comme une catastrophe par un jeune et comme une normalité par un autre », indique Michelle Lewis, directrice de l’organisme Powerhouse Project, en Ontario. Elle côtoie des jeunes aidants au quotidien. « On observe que les jeunes aidants sont souvent inquiets, stressés et qu’ils se sentent différents de leurs amis. Certains éprouvent de la honte, de la culpabilité. »

Ce n’est pas tant l’ampleur des tâches accomplies, mais plutôt le manque de reconnaissance qui pèse lourd sur les épaules des jeunes aidants, avance Benjamin Weiss. « Parce que le concept n’est pas nommé, bien des jeunes sont incapables de s’identifier eux-mêmes comme aidants. Ils se retrouvent dans une dynamique difficile, mais ils n’arrivent pas à expliquer pourquoi ils se sentent mal. Parce qu’il y a un déni dans l’entourage et dans les services, le jeune ne se mettra pas dans l’action pour aller chercher de l’aide. » 

Or on sait que l’expérience des jeunes aidants peut être positive s’ils sont soutenus et encadrés. « Ils développent très tôt une maturité, une empathie et une capacité de résolution de problèmes, indique M. Weiss. Ils entretiennent des relations très harmonieuses avec le proche aidé. »

« Les jeunes aidants ne devraient jamais se sentir coupables ou honteux, dit Michelle Lewis. On doit leur montrer qu’ils jouent un rôle majeur dans leur famille. On leur dit qu’à leur manière, ils sont des superhéros. » 

QUELQUES SOLUTIONS PROPOSÉES

Accroître la sensibilisation dans la population

Améliorer la collecte de données et la recherche

Identifier les jeunes aidants grâce aux protocoles de soins aux aidés

Nommer une personne-ressource dans chaque école

Créer des organismes d’aide et de soutien pour les jeunes aidants

Augmenter les services à domicile (aide domestique, etc.)

Impliquer la famille élargie et l’entourage

Créer une charte des droits des jeunes aidants

Sources : Who Cares About Young Carers ? d’Action Canada (2013), Powerhouse Project, DPJ

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